Le hasard des rencontres m'a amené à rencontrer Micheline Rau qui
passa trois mois pendant la guerre dans la Villa des Tilleuls à
la Neuville-en-Hez, autrefois occupée par l'école ménagère. En
voici son témoignage...
Mes souvenirs de La Neuville-en-Hez
par Micheline RAU-DIAQUIN, institutrice retraitée à Arras (
Pas-de-Calais )
En 1940, les Ecoles Normales furent réformées par le gouvernement
de Vichy. A cause de l'évacuation, nous n'avions pu passer le
concours d'entrée. Le concours fut assez spécial ; foin de nos
études littéraires ! Il fut remis à octobre 1940 ; le sujet de
français fut : "La France nouvelle demande des citoyens
nouveaux, animés d'un esprit nouveau". Il nous interloqua...
Mais l'Ecole Normale étant occupée par les Allemands, on envoya
toute la promotion au Lycée. Pour moi, le Lycée de Jeunes Filles
d'Amiens. Nous y passâmes - avec les Lycéennes auxquelles nous
étions mélangées - les deux bacs ; on nous imposa une quatrième
année ainsi décomposée : un trimestre dans un Institut de
formation ( l'I.F.P.I . de Laon ), un second dans une classe
unique ( pour moi celle de Fluy dans la Somme ), un autre en
éducation physique ( c'était à Roubaix ), mais pour moi ce fut
dans une Ecole Ménagère Agricole, à La Neuville-en-Hez , dans
l'Oise . Ce système avait réussi à briser l'esprit "Ecole
Normale", républicain et laïque, car la promotion était
dispersée, dans le lieu et dans le temps. Cinq d'entre nous
étaient à la Neuville avec quelques filles de l'Oise ; à Laon
c'était avec des filles de l'Aisne. J'étais avec Christiane Piot
et Janine Bardoux pendant quatre ans ; notre amitié a duré toute
la vie.
Ce stage à La Neuville, dans une grande maison de maître à
l'angle de la rue principale et de la route nationale, m'a
beaucoup plu. Nous vivions pour ainsi dire en autarcie : nous
avions un potager, un verger, un élevage de lapins ; nous avons
commencé en Avril 1944 et bénéficié du printemps. Nous
travaillions beaucoup à l'extérieur ; ce type d'école nous était
nouveau et agréable. On nous apprenait à faire le ménage, la
lessive, le repassage, la cuisine et la pâtisserie, la couture et
le raccommodage ; ce qui nous plaisait le plus était la laiterie
; tous les soirs nous y allions, "pesions" le lait, récoltions la
crème, vérifiions la température avant d'ensemencer en présure le
caillé qui servirait à faire le fromage ( genre port-salut ).
Avec la crème nous faisions notre beurre à l'aide de la baratte à
main , quand le degré d'acidité ( pH ) était bon .J'ai gardé tout
un cahier sur les fromages. Il y avait aussi une grande remise,
où on nous apprit à tanner les peaux de lapin ; c'était peu
agréable d' "écharner" les peaux et de les tremper dans un bain
d'alun ; j'en avais la piquette. Mais cela nous permit de
confectionner des moufles pour l'hiver suivant, qui fut très
rude. Nous avions aussi un muret couvert de vigne, où on nous
donna une leçon de taille. Nous n'avions pas à traire les vaches,
mais on nous avait appris la technique de traite ( "en croix" )
Le directeur des graines Clause vint nous faire un cours sur les
engrais. Bref, nous étions prêtes à vivre notre premier poste à
la campagne, en classe unique, en étant secrétaire de mairie, et
aptes à discuter avec des cultivateurs.
Le curé nous invita à l'assister pour la récolte d'un essaim
d'abeilles. Il nous avait déjà familiarisées avec les ruches.
Nous avions donc écouté le chant spécial d'une ruche qui va
essaimer ; nous n'avions pas de masques, mais les cheveux
enserrés dans un foulard. La consigne : ne faire aucun geste si
une abeille se pose sur vous. Elle ne vous piquera pas, car elle
y laisserait son aiguillon et en mourrait. Et voilà que, attirées
par les miroitements d'une glace vers un arbre où pendait une
ruche primaire, les abeilles sortent en tourbillon, serrées
autour d'une reine, et se posent sur l'arbre. Quelques égarées se
posent sur nous, qui restons parfaitement immobiles, et nous
quittent assez vite. Mais une "exploratrice" se pose sur le
visage de Janine, près de ses cils. Je surveille, anxieuse,
"Surtout ne bouge pas les paupières !". Enfin la curieuse
s'envole. Une camarade fut pourtant piquée ; le brave curé l'a
aussitôt soignée avec son remède : de l'essence de souci des
champs, qui se montra très efficace.
Quand on ouvrait les ruches, on les enfumait avec du carton
ondulé, brûlé dans un soufflet et cela rendait les abeilles
inoffensives, à moitié endormies. On comprend que certains
instituteurs de campagne aient pris goût à aménager deux ou trois
ruches au fond de leur jardin.
Mais le souvenir le plus marquant de La Neuville fut sans
conteste le soir qui précéda le débarquement des Alliés en
Normandie. Ce soir là, notre Directrice ne partagea pas notre
souper. Elle s'enferma dans sa chambre, nous conseillant d'en
faire autant. Vaisselle terminée, nous avons bavardé et chanté,
puis avons regagné nos chambres où nous étions par groupes de
trois. La nuit venue, il fallait éviter les rais lumineux,
c'était pour tous le "black out". Ma voisine me dit : "La
Directrice écoute la radio anglaise, je vais aller écouter à sa
porte". Evidemment c'était interdit. Ma camarade avait
reconnu le brouillage caractéristique.
Nous nous sommes couchées. Et soudain un bruit continu nous a
réveillées. Des éclairs entrèrent dans la chambre ; nous nous
sommes mises à genoux aux fenêtres, risquant un œil…Le spectacle
était sidérant : un convoi de tanks à croix gammée, hauts comme
les maisons, dardait d'énormes canons ( les célèbres "Panzer
Tiger" ? ). Il venait de la route, tournait vers la rue
principale, écornant presque l'angle de la maison. Enfin le calme
revint, nous laissant à nos appréhensions…Que signifiait cela ?
Le lendemain matin 6 juin, tout le monde était encore
"chamboulé". La Directrice distribua les tâches et rentra dans sa
chambre. Janine et moi passions notre examen de laiterie, qui
consistait à faire du beurre. Il faisait beau ; nous installons
la baratte dans la cour. Chacune à notre tour, nous tournions la
manivelle et surveillions l'intérieur par le petit hublot. Une
camarade arrive en courant, toute rouge, criant : "ILS ont
débarqué !!!" et dansant sur place. Notre cœur cognait
fort…était-ce possible ? Ce moment tant espéré ! Nous nous
réjouissons ensemble….et retournons à la baratte abandonnée. Un
grand coup de manivelle de Janine… et floc !!! tout le contenu
s'échappe sur le ciment de la cour ! Dans notre émotion nous
avions mal refermé le couvercle.. Un coup d'œil aux alentours, et
tant bien que mal, nous avons ramassé à la petite cuiller les
flocons déjà formés, les avons lavés.. il y avait beaucoup de
perte et le beurre n'avait pas bonne mine ! Mais personne n'est
venu vérifier ; l'agitation était intense.
On nous annonça après le repas qu'il faudrait rentrer chez nous !
Il n'y avait plus bien sûr ni courrier ni téléphone, ni de moyens
de transport. Les filles de l'Oise décidèrent de prendre la route
; je vois encore cette fille me faisant adieu de la main, les
chaussures ( à semelle de bois ) sur l'épaule, marchant avec
d'autres sur le bas-côté herbeux ; elle habitait à Méru.
Restaient les filles de la Somme ; impossible de téléphoner à la
mini-poste. Nous sommes restées plusieurs jours avec la
Directrice, très sympathique ; elle cherchait pour nous un moyen
de transport. Enfin un conducteur de camionnette accepta de nous
conduire à Amiens ; entassées à l'arrière et par des routes
calmes, voire à travers champs, nous déposâmes les deux autres
dans leur village et arrivâmes à Amiens, Christiane, Janine et
moi. Au pont Lemerchier, je rencontrai un collègue de Papa : "Que
fais-tu là ? Tes parents sont inquiets. Le quartier Saint-Honoré
a été bombardé cette nuit ! Pas le tien…" Ai-je besoin de dire le
soulagement de tous quand je sonnai à la porte ?
Je ne sais plus le nom du curé de La Neuville ; mais c'était un
très brave homme : nous étions encore dans l'inquiétude, quand ce
fut le dimanche des communions…Bien que nous ne soyons pas allées
à l'église, il nous apporta de la brioche et un beau rayon de
miel, à sucer à même la cire… délicieux ! et son bon sourire
soutenait notre moral…Nous sortions peu dans le village, et je
n'en ai pas un souvenir précis. Le dimanche nous préférions
profiter de la belle forêt, où nous avons croisé un jour un
paisible sanglier, et cueilli des quantités de muguet le 1er Mai
!
Tous mes remerciements à Madame Rau et son mari qui à
88 ans a saisi ce texte sur son ordinateur. J'espère que ce
témoignage vous donnera envie de me transmettre le vôtre ou celui
de vos proches, qui, même s'ils sont plus récents serviront aux
générations futures...